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Bon voyage, Bob

© Mats Backer

Texte, mise en scène et chorégraphie de Alan Lucien Øyen avec le Tanztheater Wuppertal Pina Bausch, à Chaillot/Théâtre national de la Danse, dans le cadre de la programmation hors-les-murs du Théâtre de la Ville.

Et si l’on parlait d’abord d’elle, Pina Bausch, l’absente, née en 1940, disparue en 2008 ? Elle qui donnait un rôle déterminant aux danseurs/danseuses pendant l’acte de création et dialoguait avec eux/elles pour bâtir ses chorégraphies. Elle qui commença sa formation à la Folkwang-Hochschule d’Essen, source de la danse-théâtre, auprès de Kurt Joos puis la poursuivit à la prestigieuse Juilliard School of Music de New-York, et auprès de chorégraphes comme José Limon et Antony Tudor. Elle qui fut soliste chez ce dernier et dans la Compagnie Paul Taylor, qui travailla avec Paul Sanasardo et Donya Feuer au sein de la Dance Company, puis au Metropolitan Opera de New-York et au New American Ballet. Elle qui revint danser en Allemagne comme soliste du Folkwang-Ballett en 1962 et travailler avec Kurt Joos auprès de qui elle fit très vite fonction d’assistante. Elle qui se produisit au Festival de Salzbourg en 1968 en compagnie du danseur chorégraphe Jean Cébron, puis qui devint directrice artistique de la section danse à la Folkwang-Hochschule d’Essen jusqu’en 1973 – avant de le re-devenir entre 1983 et 1989 -. Elle qui fut invitée par Arno Wüstenhöfer, directeur du centre artistique Wuppertaler Bühnen à donner des cours de danse moderne dès 1972, puis à rejoindre la troupe l’année suivante, lui laissant une grande marge de manœuvre pour faire venir de jeunes danseurs, ce qu’elle fit en invitant Dominique Mercy, rencontré aux États-Unis à qui elle confia les premiers rôles. Elle qui, en 1975, monta Orphée et Eurydice de Glück et l’emblématique Sacre du Printemps de Stravinsky auquel s’affrontent les plus grands chorégraphes. Elle qui donna son nom au Tanztheater Wuppertal Pina Bausch et qui prit la décision, en 1976, lors d’une soirée consacrée aux Sept péchés capitaux sur un texte de Bertolt Brecht et une musique de Kurt Weil, d’expérimenter d’autres langages artistiques en rompant avec les formes traditionnelles de la danse. Elle qui introduisit en Allemagne comme sur la scène internationale, le concept de danse-théâtre qu’elle développera tout au long de son travail et qui, au départ, fera face à de nombreuses critiques, avant qu’elles ne s’estompent jusqu’à l’inversion de la courbe et la manifestation d’une ferveur généralisée.

Dans ce contexte, le partenariat noué avec le Théâtre de la Ville dès 1978, fut une plateforme pour le Tanztheater Wuppertal qui lui donna, en France, une belle visibilité. La fidélité de son directeur, Gérard Violette, à l’égard des artistes, permit à la troupe de présenter à Paris plus d’une trentaine de spectacles, créations mondiales pour beaucoup d’entre eux dont les plus emblématiques comme Café Müller en 1981/82 et Kontakthof dans sa première version en 1986/87, dans une seconde version en 2000, avec des dames et messieurs de 65 ans et plus, recrutés par annonces, et dans une troisième version en 2008, avec des jeunes de plus de 14 ans pour laquelle elle acceptera, une fois n’est pas coutume, la présence d’une caméra qui suivra l’évolution des jeunes. * Invitée au Festival d’Avignon en 1983 avec Nelken/Les Œillets, elle débute une fructueuse collaboration avec le scénographe Peter Pabst dont l’originalité du langage s’emboîte merveilleusement à la sienne puis avec la créatrice de costumes Marion Cito. Avec la troupe, Pina Bausch est souvent sur les routes, en tournées dans différents pays, s’imprègne de l’esprit des lieux et y puise l’inspiration pour ses chorégraphies futures.

Emmanuel Demarcy-Mota, actuel directeur du Théâtre de la Ville, reprend le flambeau dans le cadre de la Pina Bausch Foundation et invite aujourd’hui le Tanztheater Wuppertal Pina Bausch avec trois spectacles : Cristiana Morganti qui a travaillé pendant vingt-deux ans avec la chorégraphe, présente au Théâtre des Abbesses Moving with Pina ; le partenariat avec Chaillot-Théâtre National de la Danse et avec La Villette/Parc et Grande Halle permet de présenter dans le premier lieu, Bon voyage, Bob, chorégraphie de Alan Lucien Øyen et dans le second, Since She, chorégraphie de Dimitris Papaioannou. Une nouvelle étape pour la troupe qui, pour la première fois, fait appel à des chorégraphes extérieurs. Atelier, conférence, projections et présentation du livre Danser Pina* sont par ailleurs proposées.

Chorégraphe, écrivain et metteur en scène originaire de Bergen, en Norvège, artiste en résidence à l’Opéra de sa ville et dirigeant sa propre compagnie, Winter Guests, créée en 2004, Alan Lucien Øyen est un jeune artiste déjà très repéré. Il a approché les danseurs/danseuses du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch avec beaucoup de doigté pour entrer en connaissance, observer, écouter, faire raconter, découvrant que sa manière de travailler n’était pas si loin de celle de la chorégraphe allemande. Il a collecté les paroles et histoires venant des interprètes, amassé des matériaux, conçu le scénario et écrit le texte de Bon voyage, Bob. Le spectacle est théâtral et chorégraphique, avec un texte en bilingue français/anglais sur-titré dans l’une ou l’autre langue (traduction et sur-titrage Harold Manning). On y parle de deuil et de mort tout en étant dans l’exact esprit Pina, dans ses esthétiques : une longue soirée (trois heures) qui permet de développer un propos, des idées, la place de chaque danseur/danseuse dans la chorégraphie où se mêlent ceux/celles qui avaient travaillé avec elle ainsi que de nouveaux venus, des actions en solo et/ou collectives, l’importance de la scénographie – praticables qui, en une valse incessante, composent et décomposent les espaces de vie et de l’inconscient, comme le serait un défilé d’images projetées ouvrant sur des passages, des labyrinthes et des dédales, et comportant de nombreuses portes d’où surgissent les danseurs acteurs (scénographie Alex Eales ) – L’invention sobre et pleine de grâce des costumes (réalisés par Stine Sjøgren, assisté d’Anna Lena Dresia), la fluidité des corps.

Le spectacle s’est construit à la manière d’un montage de films ou de collages, séquence après séquence dans un entremêlement d’histoires pleines d’étrangeté, qui font voyager nos imaginaires. On pourrait être dans un studio de cinéma avant et pendant le tournage – il y a d’ailleurs à un moment, une caméra sur scène -. Les quinze danseurs/danseuses exécutent des gestes en apparence banals, dans une atmosphère à la Edward Hopper, avec le réalisme du quotidien et pourtant le mystère, avec un côté cinématographique et la capacité de suggestion, comme dans l’œuvre picturale. Derrière les praticables aux papiers à fleurs, qui s’encastrent et s’écartent parfois à peine, la scène se poursuit, on ne peut que l’imaginer. On est dans un temps décalé, arrêté, dans le dedans dehors, dans l’illusion et l’abandon, dans une atmosphère partagée entre vide et trop-plein, dans des rencontres, dans la poésie. Sous la houlette de Alan Lucien Øyen la troupe cultive la poésie et la théâtralité avec la même puissance d’évocation et comme elle l’a toujours fait, forte du passage de relais et de la transmission entre générations, par la force des images : les cheveux dans le vent (du ventilateur) ; le petit foulard qui se soulève ; le manteau de satin rose gonflé comme une montgolfière ; le cheval bais dans la cuisine, poétique à la Chagall ; un ange qui passe, sorti de nulle part ; une douche de sable. Il y a de la force et de la folie, de l’étrangeté et de l’onirisme.

Le voyage comme métaphore et la mort en écho forment la trame du spectacle, exorcisée par la parole, le geste et le dessin à la craie – disparition du frère, de la grand-mère, du père et jusqu’aux funérailles finales sous la neige, dignement orchestrées -. Tout parle de Pina, jusqu’au mouvement d’ensemble qui ferme le spectacle et célèbre la vie. Et comme une vague qui revient sur le sable, la scène dernière se superpose à la première comme le passé recouvre le présent. Il y a dans Bon voyage, Bob, l’énergie et la plénitude du geste dans un rapport musique/corps très réussi. Il y a de l’émotion et de la gravité. Quand tombe le rideau de fer, seule une chaise vide reste sur le devant de la scène, hautement symbolique.

Brigitte Rémer, le 5 juillet 2019

Avec :  Regina Advento, Pau Aran Gimeno, Emma Barrowman, Rainer Behr, Andrey Berezin, Çagdas Ermis, Jonathan Fredrickson, Nayoung Kim, Douglas Letheren, Nazareth Panadero, Helena Pikon, Julie Shanahan, Christopher Tandy, Stephanie Troyak, Aida Vainieri, Tsai-Chin Yu – scénographie Alex Eales – costumes Stine Sjøgren, assisté d’Anna Lena Dresia – collaborations artistiques Daniel Proietto, Andrew Wale – son Gunnar Innvær – lumières Martin Flack – traduction et surtitrage Harold Manning – direction de répétition Daphnis Kokkinos, assisté de Bénédicte Billiet.

Du 29 juin au 3 juillet 2019 –  Théâtre de Chaillot, place du Trocadéro. 75016 –  01 53 65 30 00 ou www.theatre-chaillot.fr – www.pinabausch.org – Du 8 au 11 juillet Since She, conçu et dirigé par Dimitris Papaioannou, à La Villette – Site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

*Les Rêves dansants – Sur les pas de Pina Bausch, film de Anne Linsel et Rainer Hoffmann, DVD édité en 2011, par Jour2fête (www.jour2fête.fr) – * Danser Pina, photos de Laurent Philippe, texte de Rosita Boisseau.

Saison sèche

© Christophe Raynaud de Lage

Dramaturgie et mise en scène Phia Ménard et Jean-Luc Beaujault, Compagnie Non Nova, à la MC93 Bobigny, en partenariat avec le Théâtre de la Ville/Paris.

Un prologue ouvre le spectacle en la personne de Phia Ménard, ange annonciateur qui se présente à l’avant-scène avant l’ouverture du rideau, pour lancer au public une drôle d’apostrophe : « Je te claque la chatte. » Nous ne sommes pas chez Léonard de Vinci et elle repart aussi naturellement qu’elle est venue. Comme dans l’avertissement précédant le film documentaire de Jean Rouch, Les Maîtres-fous, dont elle se sent proche, Phia Ménard pourrait ajouter : « Sans concession ni dissimulation. » Une saison en enfer incontestablement se prépare.

Une première séquence plaque au sol comme des insectes qui craignent la lumière, les sept danseuses, au fond d’une boîte blanche dont le plafond monte et descend. Au fil des séquences ce volume se transforme jusqu’à devenir une grande nef, illusion, folie ? Nues sous leurs courtes chemises, elles pourraient être crapauds ou cafards, impressionnent par leurs sursauts. La notion d’enfermement prédomine. Dans la seconde séquence les chemises s’envolent. Dénudées, les danseuses font cercle et se maquillent le visage et le sexe, chacune est une couleur : rouge, vert, bleu, marron, rose, gris, blanc ; certaines se griment d’une moustache évocatrice, toutes se barrent les seins d’un trait de peinture significatif. La dynamique et les mouvements qui suivent sont d’ensemble, elles frappent le sol des pieds et scandent le tempo. Quelques tableaux s’ébauchent, furtivement, l’image d’un Christ en croix entouré de pleureuses. Parfois l’une ou l’autre se détache du groupe pour une performance dansée.

La séquence suivante introduit un rituel de prise d’habit et de possession. Chaque danseuse récupère un cintre sur lequel repose son vêtement. Elles s’habillent, chacune à son rythme et à sa manière. Chaque femme devient homme et personnage, au masculin. Glissement de genre : le sportif, le curé, le pompier, le chef des pompes funèbres ou chef d’orchestre en smoking noir. Une interaction se crée entre les personnages, artifice de salutations selon clichés ambiants et rituel du milieu qu’il représente : on se serre la main, on se congratule et on s’encourage en se tapant le dos, on bénit. Le plafond blanc monte, le tapis, d’immaculé, a des trainées de couleurs. L’imaginaire et le concret se côtoient, entre Boccace et Dante, de l’érotisme égrillard au tragique, des visions aux rêves sacrificiels. Dans la mécanique de provocation, les déesses infernales tout droit sorties du Décaméron, s’avalent et se digèrent entre gestes amoureux et actions persécutrices, sur fond de musiques répétitives et lancinantes aux forts décibels.

Suit une séquence militaire réglée au cordeau, avec rangée de bottes et uniformes. Les danseuses se déplacent en ligne, à la Soviet, du fond de scène à l’avant-scène, avant, arrière, diagonale, retour, pivot pour inverser le sens, regards dans la même direction. On se croirait dans une conscription ou une cour de prison. Le pas est rectiligne, sans chaloupe, le décor a perdu ses murs blancs devenus gris et sont couverts de meurtrières. Lumières, aveuglements et montée militaire au paroxysme avant disparition et silence inquiétant.

Pris d’hallucinations, le public constate l’apparition de tâches sur les murs, qui s’élargissent et gonflent petit à petit, l’humidité gagne. De l’arrière de la structure aux murs de papier sortent des bras comme des sémaphores, ou comme des termites détruisant les façades les unes après les autres. Un liquide semblable à la poix sort des archères de manière continue, envahit le plateau et laisse comme une ville détruite. Vision de désolation, de guerre et d’abandon, quartier de Homs ou Bataclan après tuerie, sur fond de chanson douce, contrepoint que Phia Ménard, artiste inclassable apporte (cf. UC article sur Les Os noirs du 21 avril 2018) à travers sa vision-sombre-forêt née de son itinéraire. « Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l’air du crime. Et j’ai joué de bons tours à la folie » dirait Rimbaud.

Brigitte Rémer, le 17 janvier 2019

Création et interprétation Marion Blondeau, Anna Gaïotti, Elise Legros, Phia Ménard, Marion Parpirolles, Marlène Rostaing, Jeanne Vallauri, Amandine Vandroth – composition sonore et régie son Ivan Roussel – création lumière Laïs Foulc – régie lumière Olivier Tessier – régie générale de création Benoît Desnos – régie plateau Benoît Desnos, Mateo Provost, Rodolphe Thibaud – scénographie Phia Ménard – construction décor et accessoires Philippe Ragot – costumes et accessoires Fabrice Ilia Leroy – photographies Jean-Luc Beaujault – régisseur général Olivier Gicquiaud et l’équipe technique de la MC93.

Du 10 au 13 janvier 2019, MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis/Bobigny, 9 Bd Lénine –  Métro : Bobigny-Pablo Picasso – Tél. : 01 41 60 72 72 – Site www.MC93.com

 

Les Bas-fonds

© Julia Riggs

Texte de Maxime Gorki d’après la traduction d’André Markowicz – adaptation et mise en scène Éric Lacascade – Les Gémeaux scène nationale de Sceaux, en collaboration avec le Théâtre de la Ville-Paris.

Son nom est Alexis Maximovitch Pechkov, son pseudonyme Gorki, qui signifie amer. Il écrit Les Bas-Fonds en 1902, à trente-deux ans, et il a une drôle de vie derrière lui. Orphelin à dix ans, son grand-père l’oblige très vite à quitter l’école et à travailler. Il devient cordonnier, graveur et fait de nombreux métiers. La mort de sa grand-mère quand il a dix-neuf ans le plonge dans une grande dépression, il tente de se suicider. Puis il décide de partir sur les routes du Caucase. En chemin, il apprend à lire et devient journaliste à vingt-quatre ans. Son premier ouvrage Esquisses et récits paraît en 1898 et connaît un grand succès. Il parle déjà des pauvres et des marginaux, des opprimés, et espère en le progrès social. Il prend position politiquement et s’oppose à la toute-puissance du tsar à la fin du XIXème, rencontre Lénine en 1902 et se lie d’amitié avec lui, un court moment. Arrêté à plusieurs reprises et emprisonné, exclu de l’Académie Impériale des Écrivains, il est soutenu par Anton Tchekhov avec qui il échangera une abondante correspondance. Gorki se trouve à Saint-Pétersbourg pendant la révolution ouvrière de 1905, violemment réprimée lors d’un dimanche sanglant resté dans les mémoires. Ses prises de position contre tout pouvoir constitué, autoritaire et inhumain, le conduisent en prison, puis en exil. Deux semaines après le début de la Révolution d’octobre, il se désolidarise du mouvement bolchévique dont il dénonce la corruption, la violence et le culte de la personnalité. En 1919, une lettre de Lénine le menace clairement de mort, il reprend le chemin de l’exil, vers l’Allemagne d’abord, l’Italie ensuite. Dix ans plus tard Staline l’invite à rentrer. De retour en 1932, il accepte les honneurs et son positionnement devient flou. Sa mort en 1936, ainsi que celle de son fils un an plus tôt, reste trouble.

C’est entre 1900 et 1905 qu’il écrivit la plupart de ses pièces. En 1902 ce fut Les Bas-Fonds, sitôt mis en scène par Constantin Stanislavski, au Théâtre d’Art de Moscou. On comprend mieux la pièce à la lumière de sa vie. Gorki montre un groupe de déclassés et de marginaux hébergés dans ce qu’on appelle un asile de nuit tenu par un couple vulgaire, Mikhail Ivanovitch Kostylev et Vassilissa Karpovna, qui spécule sur la misère. Certains d’entre eux ont eu une autre vie, – notamment l’Acteur qui rêve encore d’Ophélie et le Baron qui repense à ses petits déjeuners servis au lit – ce grand écart est pour eux particulièrement douloureux. D’autres ont été cordonnier, chiffonnier, casquettier. « Le passé est le passé… il n’en reste pas lourd. Ici il n’y a plus de seigneurs… tout a disparu… il n’y a plus que l’homme dans sa nudité » dit Boubnov. Les relations entre les pensionnaires sont rudes, alcoolisées, ironiques, dégradantes et violentes, à la mesure de leur dégringolade sociale. Convoitées et exploitées, les femmes n’ont pas le beau rôle. La marchande de beignets, femme de tête, se conduit en jeune première, Anna, femme de Klevtch le serrurier, est en train de mourir, Nastia, jeune fille de vingt-quatre ans tente de se soustraire au milieu par la lecture avant de lâcher prise, et Natacha sœur de Vassilissa, la patronne, se fait cogner, jalousie oblige, car Pepel, le gai luron, laisse tomber l’une pour l’autre. L’oncle Medvedev, agent de police, accomplit les basses besognes. Et chacun épie l’autre.

L’arrivée du vieux Louka, sorte de missionnaire déclassé lui aussi, dérègle le système et apporte un peu d’humanité. « Pour un vieux la patrie c’est là où il fait chaud » dit-il en arrivant et parlant par énigme. « Nous sommes tous des pèlerins sur terre. Et notre terre elle-même, à ce qu’on m’a raconté, fait des pèlerinages dans le ciel. » En prise avec la réalité de leur quotidien déstructuré et sans espoir, ils ne croient pas au message de Louka, disant qu’il est possible de « recommencer une vie nouvelle. »  Et quand Ana s’agrippe encore à la vie, c’est Louka qui la calme et l’aide à réussir au moins son passage vers la mort. « Quand je te regarde, tu me rappelles mon père… Tu es aussi gentil, aussi tendre » dit-elle. « On m’a tellement pétri que je suis devenu tendre… La mort, je te le dis, pour nous autres, elle est comme une mère pour ses petits » lui répond-il.

La lecture que donne Eric Lacascade de cette tragique chronique sociale ne cherche pas le réalisme, il ne recompose pas le milieu ouvrier bolchévique. Il montre un tableau de l’humanité dans son ensemble et l’impact de la pauvreté sur les relations humaines, la perte de dignité quand on efface tout statut social, la violence, le désespoir. Le metteur en scène a déjà côtoyé Gorki, en présentant en 2006 Les Barbares au Festival d’Avignon dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, puis en 2010 Les Estivants au Théâtre National de Bretagne. Il connaît bien le théâtre russe pour avoir aussi exploré et monté Tchekhov – entre autre la trilogie Ivanov, La Mouette et Cercle de famille pour trois sœurs, avec la même troupe, en 2000, à Avignon ; Platonov en 2002 dans la Cour d’Honneur d’Avignon ; Oncle Vania, qu’il travaille en 2009 en laboratoire avec la compagnie d’Oskaras Korsounovas, qu’il met en scène et qu’il présente, en 2014, au Théâtre de la Ville.

La scénographie sert la pièce et a vite fait de transformer l’asile de nuit en bistrot ou en dortoir par des rideaux de plastique transparent et leurs réverbérations, en portes qui claquent et en cavalcade dans les couloirs, avec ces cintres qui montent et qui descendent portant les vêtements semblables à des fantômes, image de l’humain vidé de sa substance. Chaque acteur a construit son personnage, sans psychologie affichée ni gros traits caricaturaux et tient sa partition. Eric Lacascade connaît sa troupe et a intégré quelques jeunes sortant de l’école du Théâtre National de Bretagne qu’il dirige.

L’Acte IV – après le départ de Louka, personnalité qui laisse des traces et dont tous parlent – est celui de la biture sur fond de flots de bière et de déstructuration qui vont crescendo jusqu’au malaise, et jusqu’à l’image finale, glaçante et qui claque en ces mots, dits par le Baron : « Eh… vous autres ! Venez par ici ! Là, dans le terrain vague… L’Acteur s’est pendu ! » Le rideau tombe, les masques aussi. Il y a quelque chose de très contemporain dans ces Bas-fonds.

Brigitte Rémer, le 23 mars 2017

Avec Avec Pénélope Avril (Nastia) – Leslie Bernard (Anna) – Jérôme Bidaux (L’Acteur) – Mohamed Bouadla (Pepel) – Laure Catherin (Natacha) – Arnaud Chéron (Boubnov) – Arnaud Churin (Kostilev) – Murielle Colvez(Vassilissa) – Christophe Grégoire (Satine) – Alain d’Haeyer (Louka) – Stéphane E. Jais (Le Baron) – Éric Lacascade (Medvedev) – Christelle Legroux (Kvachnia) – Georges Slowick (Klevtch) – Gaëtan Vettier (Aliochka). Collaboration artistique Arnaud Churin – scénographie Emmanuel Clolus – costumes Axel Aust assisté d’Augustin Rolland – lumières Stéphane Babi Aubert – son Marc Bretonnière – accessoires Angéline Croissant – Maquillages Catherine Saint-Sever – assistante mise en scène Vanessa Bonnet.

Du 17 mars au 2 avril 2017 du mardi au samedi à 20h45, le dimanche à 17h – Les Gémeaux scène nationale de Sceaux, 49, av Georges Clémenceau, Sceaux – RER B station Bourg-la-Reine – Tél. Sceaux : 01 46 61 36 67 – Tél. Théâtre de la Ville-Paris : 01 48 87 84 61.